Le retour de la force brute

Quand la morale ne compte plus…

Sismique
22 min ⋅ 29/01/2025

Ceci est la transcription d'un épisode du podcast Sismique Si vous préférez la version audio c'est donc ici : La nouvelle ère de la puissance brutale | #PAUSE

Il faut qu'on parle d'un changement fondamental de paradigme qui est train de se dérouler à une vitesse folle. Les règles du jeu géopolitique, politique et culturel sont en train d’être mises à jour sous nos yeux, ou plutôt on prend à nouveau conscience de la véritable nature de ces règles après quelques années peut-être d’illusion.

On vit la fin d'une parenthèse historique dans laquelle l'éthique, le droit, les accords et les institutions internationales semblaient jouer un rôle central, une période durant laquelle on se donnait au moins la peine de cacher la réalité de certains rapports de force sous un vernis de justice ou de moralité et où parfois on se donnait même vraiment la peine d’être éthique.

Une période où l’on ambitionnait une meilleure considération du droit des plus faibles, au moins dans certaines zones du monde, et où l’on pouvait se dire que les aspirations de justice sociales, de justice internationale, de prise en compte des enjeux liés à l’environnement, aux droits humains, à la protection des minorités, progressaient.

Cette parenthèse est en train de se refermer, au moins pour quelques temps.

Bienvenue dans une nouvelle ère, celle de la puissance décomplexée, de la brutalité assumée.

Trump, le président de la première puissance mondiale, n'exclut pas d'envahir un autre pays. Il parle de s’approprier le Groenland, de récupérer la canal de Panama qui selon lui n’aurait jamais dû être cédé par le président Carter, et même de transformer le Canada en un simple état des USA. Le pays qui se présente depuis des décennies comme le phare du monde libre qui depuis la seconde guerre mondiale établit de fait les règles du droit international et s’en porte garant, qui se voulait être le gendarme du monde, est en train de basculer, et ça change pas mal de choses.

Vous me direz, si l’on est critique et un brin lucide, les USA n’ont jamais vraiment été des modèles de vertu.

Ils ne sont pas signataires de nombreux accords internationaux, ont renversé secrètement plusieurs régimes démocratiquement élus, imposent leur loi partout dans le monde, et depuis l’invasion de l’Irak n’ont à peu près que faire des décisions de l’ONU, sauf si ça les arrange.

Mais quoi qu’on en dise, on ne se donnait pas la peine de justifier une intervention illégale par la morale. L’intervention en Irak était par exemple présentée comme une mission de libération comme une lutte du bien contre le mal.

Aujourd’hui on s’embarrasse plus de faux-semblants. Trump parle crûment d'intérêts stratégiques américains. Fini le vernis moral, point de soucis de justice ou de légalité.

Le message est limpide : 'nous n'avons que faire de vos règles, de vos institutions, de votre éthique, la seule chose qui compte c'est la force brute.' 'Si nous voulons prendre possession du Panama et du Groenland, nous pouvons le faire, soyez-en sûrs.' 'Si nous lâchons l'Europe, après avoir tout fait pour la rendre dépendante à notre parapluie défensif, nous pouvons le faire, et nous le ferons si vous ne payez pas.'

Et Trump évidemment n'est pas seul parmi les dirigeants actuels.

Netanyahu écrase Gaza, bombarde le Liban, s’empare de territoires syriens, sans égard pour le droit international.

Poutine qui envahit l'Ukraine.

Xi Jinping étend son emprise en mer de Chine.

Le nouveau jeu géopolitique n’a que faire des règles établies.

Et cette logique de puissance brute ne se limite plus aux États.

Elon Musk, l'homme le plus riche du monde, manipule l'information mondiale à travers son réseau social X, tout en se présentant comme le grand défenseur de la liberté d’expression.

Zuckerberg semble lui emboîter le pas (On va y revenir).

Face à ces acteurs qui ne cachent plus leur mépris du droit et de la morale, et qui précisément se réclament de la liberté, liberté de tout faire, de tout dire, et en creux d’exprimer leur propre puissance si bon leur semble, face à eux s'offusquer ne sert à rien.

Il est temps de comprendre ce qui se joue vraiment et c'est ce que je vous propose de faire, du moins de mon point de vue.

Ça vaut ce que ça vaut, ce sont des pistes de réflexion, et comme toujours, vous n’êtes pas obligés d’être d’accord, je ne détiens pas la vérité.

Prenons du recul.

Cette tension entre puissance et morale n'est pas nouvelle. D'autres bien avant nous ont analysé ce rapport de force. Et leurs leçons sont toujours d’actualité.

LES LEÇONS DE L'HISTOIRE

Pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui, il faut d'abord admettre une vérité dérangeante pour certains : la force a toujours été le moteur de l'histoire. Le reste - le droit, la morale, les institutions - n'est souvent qu'une façade ou alors des annexes.

Et on peut citer ici Pascal qui l’avait bien compris : 'La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique.'

Prenons l'ONU : sans le soutien des grandes puissances, ses résolutions restent lettre morte. Et ça vaut évidemment pour l’ensemble du droit international. Il ne vaut que si une force est prête à le faire respecter.

C’est bien sûr aussi vrai au niveau d’un état, une loi sans décret d’application et sans force physique pour la faire respecter, ou au moins la possibilité de faire appel à la force si besoin, ça ne tient pas longtemps.

Au Ve siècle avant notre ère, Thucydide met en scène un dialogue afin d’illustrer ce qui pour lui est une réalité qui traverse l’histoire.

La scène se déroule sur l'île de Mélos, une petite cité qui veut rester neutre dans la guerre entre Athènes et Sparte. Les Athéniens, puissance dominante de l'époque, viennent leur poser un ultimatum : soumettez-vous ou disparaissez. Ce qui rend ce dialogue si glaçant, c'est sa franchise absolue. Les Méliens tentent d'invoquer la justice, le droit, la morale. Ils parlent de leur neutralité, de leur droit à l'indépendance, des dieux qui punissent l'injustice. La réponse des Athéniens est on ne peut plus claire :

Ils expliquent aux Méliens que la justice n'existe qu'entre égaux. Entre inégaux, c'est le plus fort qui dicte sa loi. Et ils concluent par cette phrase : “Vous le savez comme nous : dans le monde tel qu'il est, le droit n'est qu'une question entre égaux en puissance, tandis que les forts font ce qu'ils peuvent et que les faibles subissent ce qu'ils doivent.'

Ce dialogue n'est pas qu'une page d'histoire antique. Il éclaire de façon intéressante notre époque.

Quand Trump n’exclut pas d'annexer le Groenland, quand Poutine envahit l'Ukraine, l'Azerbaïdjan le Haut-Karabagh arménien, quand n’importe quel état en fait s’impose par la force de son armée, ils ne font que rejouer ce dialogue millénaire.

La seule différence par rapport à il y a quelques années (et c’est pour ça que nous feignons l’étonnement) ? Comme les Athéniens face aux Méliens, ils ne prennent même plus la peine de se justifier moralement.

Pour l’anecdote, les Méliens qui n’étaient pas d’accord avec cette philosophie athénienne, refusèrent de se soumettre. Athènes rasa leur cité, tua tous les hommes et vendit les femmes et les enfants comme esclaves.

Une leçon que l'Ukraine d'aujourd'hui comprend douloureusement : face à une puissance qui ne reconnaît que la force, les appels à la morale et au droit international ne suffisent pas.

Et pourtant cette déclaration de Trump nous choque. Et pourtant l’invasion de l’Ukraine nous insurge. Comment peut-on ne pas respecter l’ordre immuable, ne pas respecter la frontière d’un État souverain ? Il me semble que nous avons la mémoire très courte et nous faisons preuve d’une grande naïveté dont il va vite falloir nous défaire.

Ce week-end je regardais avec ma fille aînée un atlas historique.

Ce qui saute aux yeux évidemment c’est que les frontières sont mouvantes. Les empires naissent en conquérant des territoires et meurent en se faisant conquérir. C’est en fait ça l’Histoire. La carte de la plupart des pays n’a cessé d’évoluer et la plupart des nations sont très récentes dans leur configuration actuelle. Il a fallu des millions de morts et beaucoup de bonne volonté entre États pour renoncer à la guerre et accepter enfin de figer la carte de l’Europe. Mais ça n’a que quelques décennies, et encore, la chute du mur, la fin de la Yougoslavie, de la Tchécoslovaquie, tout ça est tellement récent.

Et c’est évidemment partout pareil. Les frontières bougent. Il est bon de rappeler que les européens si moralistes aujourd’hui ont envahi le monde entier et dessiné directement ou indirectement presque la totalité des frontières du monde actuel, le plus souvent de manière arbitraire d’ailleurs, ce qui continue d’être à l’origine de tensions à peu près partout.

La PAX Americana.

Si nous avons vécu depuis peu dans l’illusion que le droit pouvait primer sur la force c’est que nous sommes depuis la fin de la seconde guerre mondiale et en particulier depuis la chute de l’URSS dans une période que l’on peut définir comme la PAX Americana. C'est-à-dire un ordre mondial dominé par les Etats-Unis, dont les contours et le maintien sont définis et assurés par eux.

Dans l'histoire de l’ordre international, toute période de paix relative a toujours reposé sur l’existence d’une puissance dominante. La Pax Romana autour de la Méditerranée, la Pax Britannica, et aujourd’hui donc la Pax Americana... À chaque fois, c'est la force d'un empire qui garantit la stabilité du système.

Pour rappel j’avais diffusé un épisode sur la principes de la puissance tel que compris par Ray Dalio, je vous y renvoie pour aller plus loin mais je vous en rappelle ici les grandes lignes. Selon Dalio, la puissance d'une nation repose sur 8 facteurs principaux qui forment un cycle vertueux : l'éducation et le capital humain, qui nourrissent l'innovation ; la force technologique et commerciale, qui assure la prospérité ; la puissance militaire et financière, qui permet de projeter sa force ; et enfin l'influence culturelle et la résilience institutionnelle, qui garantissent la durée. Ces facteurs forment un cycle vertueux : l'éducation stimule l'innovation, qui renforce la compétitivité, qui génère la puissance financière, qui permet d'investir dans l'éducation et la défense... C'est ce cycle que les États-Unis ont parfaitement maîtrisé pendant des décennies et on peut même arguer que jamais une seule nation n’a été aussi puissante, hormis peut-être l’empire britannique à son apogée, mais je laisse ce débat aux spécialistes.

LES NOUVEAUX OUTILS DE LA PUISSANCE

La puissance américaine repose sur un arsenal d'outils sans équivalent dans l'histoire, qui lui permet d'exercer son influence de multiples façons et c’est intéressant de les avoir en tête parce qu’on en retrouve les différents aspects dans presque tous les enjeux géopolitiques.

Premier pilier : le dollar.

La monnaie américaine reste l'instrument de puissance le plus efficace. Le dollar représente environ 60% des réserves mondiales de change et domine les transactions internationales. Cette 'diplomatie du dollar' permet aux États-Unis d'étrangler économiquement n'importe quel adversaire en le coupant du système SWIFT ou en gelant ses avoirs. L'Iran, la Russie ou le Venezuela en ont fait l'expérience. Même la Chine, malgré sa puissance, reste vulnérable à cette arme financière. Et surtout détenir la principale monnaie d’échange et la seule monnaie qui permet encore d’acheter du pétrole, permet aux USA de s’endetter à peu près comme ils le veulent, contrairement aux autres pays pour qui l’endettement représente un risque majeur à terme.

Deuxième pilier : la tech.

Les États-Unis dominent l'économie numérique mondiale. Google, Apple, Meta, Amazon, Microsoft... Ces géants contrôlent nos données, nos communications, nos achats, nos opinions et bientôt, via l'IA, une part croissante de notre vie quotidienne. Quand les États-Unis veulent affaiblir un concurrent comme Huawei, ils n'ont qu'à lui couper l'accès aux semi-conducteurs avancés ou au système Android. Même si pour le coup les chinois ont les reins solides, c’est une arme non négligeable

Troisième pilier : la force militaire classique.

Avec un budget de défense annuel de plus d’environ 900 milliards de dollars, supérieur à celui des dix pays suivants combinés, l'Amérique maintient une supériorité militaire écrasante. Sa marine contrôle les océans, ses 800 bases à l'étranger lui permettent de projeter sa force partout, et son arsenal nucléaire reste le plus sophistiqué.

Quatrième pilier : le soft power.

Hollywood, Netflix, la musique pop, les réseaux sociaux, les universités d'élite... La culture américaine continue de façonner les imaginaires dans le monde entier et l’anglais est de fait la langue internationale.

Cinquième pilier : l'innovation.

Les États-Unis restent leaders dans la plupart des technologies d'avenir : IA, biotechnologies, spatial, quantique... Silicon Valley attire toujours les meilleurs talents mondiaux. Cette avance technologique nourrit tant leur puissance économique que militaire.

Sixième pilier : les alliances.

Malgré les tensions, les États-Unis maintiennent le plus vaste réseau d'alliances de l'histoire : OTAN, accords bilatéraux en Asie, Five Eyes pour le renseignement... Ces alliances démultiplient leur influence et contraignent leurs rivaux.

On peut aussi parler de l'extraterritorialité du droit américain qui étend le code américain au monde entier. C’est pour ça que l’on doit signer un papier partout dans le monde quand on ouvre un compte en banque pour préciser que l’on n’est pas citoyen etat-uniens par exemple. Mais surtout c’est un outil de pression immense sur l’ensemble des entreprises de la planète ou presque.

L’Amérique continue donc de dominer. Rien de nouveau donc à priori.

Et pourtant, Trump s’est fait élire deux fois sur un slogan “make america great again”. Refaire de l'Amérique un grand pays. Sous entendu, “nous avons décliné, il faut nous reprendre. Nous nous sommes laissés aller, nous avons été faibles, nous devons redevenir forts. “ LA PSYCHOLOGIE DU POUVOIR

Pour comprendre ce désir de force sans contrainte que symbolise de plus en plus de personnalités clés sur la scène mondiale, il faut qu’on s’attarde sur cette idée de déclin, sur cette peur de la faiblesse. Ça me semble essentiel et ça dépasse la géopolitique comme on va le voir.

Pourquoi ce retour de la force brute ?

On va d’abord poursuivre avec la dimension géopolitique.

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Par Julien Devaureix

Julien Devaureix a créé le podcast Sismique en 2018 pour approfondir son enquête sur notre époque. Il souhaite contribuer à la prise de recul, à la diffusion de la pensée ouverte et complexe, au débat d'idées, afin que l'on puisse décider en conscience de ce que l'on souhaite vivre demain.
Il accompagne les organisation en tant que conférencier et consultant afin d’anticiper demain.